TRAITS D’UNION – petit traité sur l’entre-deux – épisode 2: INTER-DIT

L’interdit est habituellement compris comme ce qui est défendu et dont la transgression appelle une punition, une censure, voire même une mise à l’écart d’une communauté ou d’une société. Les interdictions sont dès lors souvent reçues comme une atteinte à la liberté.  En y plaçant le trait d’union, nous en découvrons la signification première : « Ce qui est dit entre… ». Les psychanalystes Jacques Lacan, Françoise Dolto et Denis Vasse ont écrit bien des choses à ce sujet pour mettre en évidence comment ce trait d’union permet d’infléchir les réflexions sur la loi, l’éducation et la pédagogie. Je n’ai pas les compétences pour reprendre ici ces discussions savantes, mais je pense intéressant de se demander ce qui, dans l’inter-dit est dit, entre qui ce « dit » est énoncé, et avec quel objectif ?

L’entre-dit présuppose en effet la présence d’au moins deux personnes. Il ne s’agit pas d’un mono-logue, mais bien d’un dia-logue. Et pour que le dialogue puisse avoir lieu, il ne faut pas être dans le tohu-bohu[1] de l’indifférencié et de la confusion. Ou encore de l’informe et du vide pour reprendre la manière dont ce terme hébreu, lui aussi composé, a été parfois traduit.

Pour sortir du chaos il est nécessaire de distinguer, de mettre à distance, de donner forme et trouver un plein de sens permettant la relation. C’est ce que fait Elohim dans le poème de la Création en séparant le jour et la nuit, les eaux d’en bas et celles d’en haut, etc. C’est aussi une invitation à chercher la bonne distance pour voir l’autre telle qu’elle est, tel qu’il est, admettre et respecter sa différence en reconnaissant notre commune humanité, trouver les mots, les gestes et les comportements qui permettent un vivre ensemble sans peurs et capable de surmonter pacifiquement les inévitables conflits de la vie. La parole elle-même a besoin d’espace pour circuler et cet espace qui permet vraie rencontre et véritable dialogue entre un « Je » et un « Tu », semblables en humanité et différents dans leurs libres existences et dans leurs différents cheminements. Ainsi la séparation de l’inter-dit n’est pas la division, tout comme la fusion n’est pas relation. [2]

Dans la Bible, le récit de Caïn et Abel montre que l’absence d’entre-dit, réintroduit le chaos dans la relation entre ces deux frères et peut conduire au meurtre. A lire le texte, Caïn semble tenter de dire quelque chose à son frère, mais finalement aucun mot ne sort de sa bouche[3]. Abel aussi reste silencieux. Pour certain il s’agit d’un dialogue de sourds qui conduit à la négation de l’autre. Caïn s’est approprié la parole et n’a pas laissé de place à celle d’Abel disent d’autres exégètes. Certains soulignent que dans la Bible ce n’est pas le parricide qui est le complexe fondamental, mais bien le fratricide… [4]

Que de choses n’ont pas été dites ou mal dites ! Dès lors cette impossibilité de vivre dans un respect et une confiance mutuelle est donc aussi la conséquence de confusions préexistantes dont ils ont hérité et qu’ils ne parviennent pas à démêler en restant murés dans l’absence d’une parole créatrice. Caïn a reçu un nom qui évoque le solide et l’acquis, il peut se suffire à lui-même. Le nom Abel pour sa part renvoie à l’insoutenable légèreté de l’être pour reprendre un titre de Milan Kundera, il est buée, né en plus ou en trop. Dès le départ, tout les oppose. Ils ne parviennent pas à gérer autrement cette différence originelle que par la violence. Leur interprétation des signes à la suite de leurs holocaustes respectifs, ne leur sert qu’à envenimer le conflit plutôt que de tenter d’y survivre.

Le non-dit au lieu de l’entre-dit, c’est le silence qui enferme le secret plutôt qu’une parole qui révèle les mal-entendus et même la soumission à une forme de destin implacable. Nous trouvons ce même cercle vicieux dans la tragédie grecque d’Œdipe !

Adam et Eve eux-mêmes, dans leur désir d’être « comme des dieux », et en refusant l’entre-dit donné pour leur permettre de demeurer côte à côte dans le respect de leurs différences et de leurs complémentarités nécessaires.  Ils ont choisi de trans-gresser l’inter-dit, c’est-à-dire d’aller au-delà, de le contourner en niant sa valeur, plutôt que d’aller au-dedans pour en saisir le sens. Dès lors ils se trouvent menacés par leur nudité révélatrice, ils ont peur de ce qui les distingue ne sachant plus comment trouver la juste distance pour rester dans une relation vivante. Ils doivent être revêtus pour protéger leurs regards d’une volonté de réduire l’autre au même.

Dans l’épisode de la Tour de Babel, alors que les humains unissent leurs forces pour s’emparer du ciel, quitte à n’être plus que des robots qui briquettent des briques au service d’un projet totalitaire, l’intervention divine, trop souvent comprise comme une malédiction, est de fait une action salvifique. Par l’inter-dit du même, c’est la nécessaire diversité qui est affirmée. Ici aussi, la séparation n’est pas la division, mais bien la possibilité d’un autre projet commun prenant en compte la démarche exigeante mais salutaire d’apprendre à se com-prendre, c’est-à-dire de saisir ce que chacun.e veut vraiment dire en écartant tout pré-jugé et tout stereo-type. Ces images figées de l’autre ne servent qu’à masquer les peurs et les ignorances qui enferment le monde dans toutes sortes de discriminations et d’apartheid. L’inter-dit qui permet la rencontre et la reconnaissance de la différence est remplacé par l’ex-clusion, ce qui signifie chasser l’autre hors de son champ de vision, le priver d’un vivre ensemble apaisé.

C’est pourquoi les Dix Inter-dits que plus tard Moïse transmet au peuple tout juste libéré de l’esclavage, ne sont pas vraiment des commandements au sens où nous l’entendons habituellement, mais un guide pour sauvegarder sa liberté. Comme l’affirme Christianne Méroz, elles sont des Paroles créatrices.[5] Des paroles dites entre Dieu et le peuple pour que personne n’instrumentalise Dieu ou ne se l’approprie (en se faisant une image de lui, en le nommant en vain), et des paroles dites entre les personnes qui composent ce peuple pour qu’en renonçant à vouloir s’approprier les biens d’autrui soit maintenue une relation de confiance créatrice d’humanité. Le respect du jour du sabbat, qui se trouve à la charnière des paroles évoquant la relation à Dieu et celles qui parlent de l’entre-nous, invitent à prendre le temps de ces limites créatrices pour dans le repos remettre à plat toutes choses en vue d’un monde plus juste et plus humain.   

(Le jeune David, poursuivi par le roi Saül qui cherche à l’éliminer, en fait un jour une démonstration éclatante. Alors même qu’il trouve le roi endormi dans une grotte et que ses amis l’encouragent à le tuer, David renonce à perpétrer ce régicide. L’inter-dit lui donne de pouvoir résister aux injonctions haineuses et à l’esprit de vengeance. Ce n’est pas ainsi qu’il veut devenir roi.[6])

A suivre…


[1] Dans la Bible, le tohu-bohu évoque le chaos originel dans le premier récit de la Création au début du livre des Commencements (Bereshit ou Genèse).

[2] D’après Michel Cornu, in La confiance dans tous ses états, pour une éthique du don, La Joie de lire, Genève 1977,p.31. L’auteur se réfère aussi à Marin Buber, Je et Tu et Dialogue in La Vie en Dialogue, éd Montaigne, Paris 1959

[3] Voir Gn 4.8 et ce que David Banon en dit dans Parole, paroles… Récits et dits religieux, p. 38ss, Ouverture 2012

[4] Voir aussi Gearges Haddad, Le complexe de Caïn,

[5] Christianne Méroz, Des paroles créatrices, Pédagogie des dix Paroles, Ouverture, Le Mont-sur-Lausanne 2019

[6] 1 Samuel 24.1.12, Regarde, mon père, regarde ce que j’ai dans la main : un morceau de ton vêtement ! J’ai seulement coupé un morceau de ton vêtement, mais je ne t’ai pas tué ! Donc, tu le vois, je n’ai pas l’intention de te faire du mal, ni de me soulever contre toi. Tu le vois, je n’ai commis aucun péché contre toi. C’est toi qui me cherches partout pour m’enlever la vie.