TRAITS D’UNION – petit traité sur l’entre-deux – épisode 1: Sub-jectif

Dans chaque mot se trouve un oiseau aux ailes repliées, qui attend le souffle du lecteur.
Emmanuel Levinas

Comble du paradoxe, « trait d’union » n’a pas de trait d’union ! Mais seulement une apostrophe, clin d’œil qui est peut-être placé là pour nous interpeller. Habituellement cet entre-deux relie deux mots pour n’en former plus qu’un seul. Il en est ainsi de l’arc-en-ciel, de la sage-femme, du presse-citron ou du rouge-gorge. Dans ces cas il est aisé de retrouver le sens de chacun des mots qui compose ces différents termes. Même si parfois, la signification du mot composé n’a plus grand-chose à voir avec les deux termes qui s’y assemblent. Un garde-fou évoque le plus souvent une barrière nous empêchant de tomber dans le fossé ou de commettre des erreurs dommageables, même si nous ne sommes pas fous, à moins que d’une certaine manière nous le soyons toutes et tous.

Dans les différents épisodes qui suivront au fil des semaines, sans être linguiste et plutôt par jeu, j’ai voulu introduire des traits d’union dans des mots où il n’y en a pas forcément, alors qu’ils sont aussi des mots composés. Une manière de les déstructurer afin de retrouver l’étymologie de ces mots et mieux les réunir ensuite en vue d’en retrouver le sens profond, de les entendre et les comprendre d’une manière renouvelée.

Bien sûr j’ai fait un choix dans la multitude des termes du dictionnaire français que j’aurais pu retenir pour mon propos. C’est un choix sub-jectif avec là aussi un trait d’union ajouté ! Jeté dessous, alors que ce qui est ob-jectif est jeté devant. La subjectivité n’a pas toujours bonne presse. Pourtant l’objectif d’un appareil photo, s’il voit bien ce qui est au-devant, ignore tout de ce qui est au-dessous, au-dessus ou derrière et ainsi occulte une partie de la réalité. C’est pour cette raison que les images peuvent aussi être trompeuses car si elles permettent de percevoir une réalité partielle, elles ne peuvent à elles seules approcher la vérité.

L’image est du domaine de la réalité. Elle ne peut absolument pas transmettre quoi que ce soit de l’ordre de la vérité. Elle ne saisit jamais qu’une apparence, qu’un comportement extérieur. Elle est incapable de transmettre une expérience spirituelle, une exigence de la justice, un témoignage du plus profond de l’homme, d’attester de la vérité. Dans tous ces domaines elle se rapportera à une forme… L’image est donc le moyen d’excellence, qui, pour l’Homme moderne, communique en même temps réel et vrai. Mais à condition de faire au préalable la confusion, à condition de croire qu’une hypothèse scientifique est vraie quand elle est approuvée par des expériences : alors qu’elle n’a rien à faire avec la vérité, et qu’elle est seulement exacte. Bien entendu ce primat de la réalité et cette confusion· coïncident avec la croyance universelle au « fait », pris comme valeur dernière. En tout ceci, il ne s’agit nullement de minimiser l’importance de l’image mais seulement de préciser son domaine et de savoir ses limites : l’image est un instrument admirable de connaissance de la réalité.[1]

Ellul sait bien que la parole aussi peut-être mensongère, fausse ou vaine. C’est pourquoi il précise plus loin ;

L’admirable du langage… c’est justement la contradiction, le conflit, la tension, entre des structures de langue, fixes, le sens des mots, fixes, les enchaînements grammaticaux, et puis l’aptitude de ces instruments exacts à porter, à transmettre le plus fluide, le plus nouveau, le plus secret, le plus déchirant de ce qu’il y a en l’Homme et dans le monde. Chaque fois le langage stéréotypé peut devenir parole vivante, innovatrice. Mais pour cela, il faut que le langage reste ouvert, c’est-à-dire justement susceptible d’être chargé à nouveau d’une substance inattendue. [2]

D’une certaine manière, une parole vraie ne peut être détachée de la personne qui la dit et ouvre ainsi au débat, à la critique et à la recherche éthique. Ce que je tente donc au travers de cet écrit, c’est une tentative d’ouverture du langage pour nous inviter à des inter-pellations renouvelées grâce aux traits d’union inter-calés !

A suivre…


[1] Jacques Ellul, la Parole humiliée, p. 34-35
[2] Ibid, p.292-293