Le logos, à l’origine du suffixe -logue, est un terme très polysémique dans la philosophie grecque, mais dans ce mot de dialogue qui nous est bien familier, il renvoie très clairement à la parole. Quant au préfixe dia-, il ne veut pas dire « deux » comme on le pense parfois, peut-être en raison du mono-logue, mais bien « à travers » ou « entre ». Il évoque donc plus largement une parole échangée, partagée, transmise entre diverses personnes ou plusieurs groupes.
Ainsi tout vrai dia-logue implique différents partenaires de diverses traditions, convictions et arrière-plans culturels. Chaque individu étant un être culturel façonné par son origine, son histoire, son environnement et ses appartenances, il y a bien des obstacles à franchir pour que cette parole puisse traverser les obstacles plus ou moins conscients qui peuvent brouiller la communication. Pour que la parole circule véritablement entre les gens, voir les communautés, il faut veiller à ce que ce ne soit pas seulement une succession de monologues juxtaposés les uns à côtés des autres, sans inter-actions et sans conséquences.
Dépasser une parole et une écoute centrées sur le besoin de plaire, de se justifier ou de convaincre les autres est un défi permanent. L’écoute empathique est exigeante :
Elle demande une attention pour saisir ce qui cherche à se dire, en laissant momentanément de côté ses propres préoccupations et perceptions, pour entrer dans le monde de l’autre en cherchant à voir les choses telles que l’autre les voit…
Elle demande aussi d’avoir suffisamment de confiance en soi, pour entrer dans le monde de l’autre sans craindre de perdre le sien[1].
C’est vrai dans nos divers dialogues en couples, avec nos enfants, nos voisins, nos collègues de travail, de partis ou les membres des associations dont nous faisons partie. Même lorsque nous avons des projets ou des idéaux communs, notre parole n’est pas forcément toujours comprise et notre écoute de l’autre pas toujours non plus vraiment attentive. Souvent, plus nous croyons être sur la même longueur d’onde, plus nous oublions la nécessité de cette attention à ce qui se dit vraiment. Même lorsque nous croyons avoir bien écouté, cela ne prévient pas toujours le mal-entendu!
Dans sa méditation sur l’Ecclésiaste, Jacques Ellul dit que si Qohélet parle dans sa quête de la Sagesse, c’est parce que pour lui seule la parole échappe à la vanité. Dans la mesure où dans les écrits bibliques l’acte créateur commence par « Dieu dit… », ce que l’Evangile de Jean reprend en affirmant « Au commencement était le Logos, et le Logos était Dieu », la parole est ce qui est ressemblance entre Dieu et l’humain, malgré l’infinie différence.
Toutefois rappelle Ellul la parole risque aussi d’être reprise dans la vanité. Et dans tout le livre [de l’Ecclésiaste] nous trouvons ces déclarations dures et répétées contre les paroles trop nombreuses. L’abondance de paroles est un mal et un fléau. « La parole folle vient de l’abondance de paroles » (Q. 5.2). Quand il y a excès de paroles, surabondance du discours, alors inévitablement une parole devient folle, dépasse l’intention, la volonté, le sens et produit la même chose que le flou…
Et encore : Dans la mesure où la parole est très importante, elle ne peut être dite n’importe comment. Et celui qui n’a rien à dire va se lancer dans un discours fleuve. L’excès de discours exprime et compense le vide de la vie. Mais il en est ainsi parce que la parole est puissante…[2]
Qu’il est difficile de prendre tout cela sérieusement en considération lorsque je dialogue ! Ne pas se précipiter, ne pas en rajouter inutilement, débusquer les préjugés, oser le silence, rien de tout cela ne m’est très naturel. C’est l’apprentissage de toute une vie, et encore ! Cela fait du bien lorsque nos interlocuteurs et interlocutrices sont bien-veillant.e.s, acceptent de nous faire part sans acrimonies de leurs sentiments et de ce qui les dérange lorsque je m’exprime maladroitement. Réciproquement j’apprécie de pouvoir faire de même lorsqu’une parole de l’autre ou des autres me surprend, me blesse, me laisse le sentiment d’être mal-entendu ou mal compris.
Dans le domaine du dialogue interreligieux, je vois combien il est difficile de demeurer dans une écoute empathique, de respecter et d’entendre la parole des autres, tout en évitant des paroles folles et des discours ne tenant pas compte du mal commis et des blessures subies dans l’histoire conflictuelle et parfois violente des religions. La Plateforme interreligieuse de Genève a publié « 9 propositions pour vivre ensemble et se respecter dans la diversité religieuse »[3] .
Toute rencontre avec des personnes d’autres religions ou traditions spirituelles est une expérience à la fois exigeante et enrichissante. Les informations sur les autres religions et, en particulier, les contacts personnels avec des personnes d’une autre confession favorisent la compréhension mutuelle et suscitent la curiosité envers l’autre et le désir de le connaître. Cette interaction suppose un esprit d’ouverture, la capacité à changer de perspective, de la sensibilité et la volonté de voir dans l’autre son égal. Elle crée un terrain propice à la confiance et à l’estime réciproques. (extrait de la proposition 7)
Une tentative constructive pour nourrir le débat et ouvrir sur des pistes permettant d’approfondir un dialogue tellement nécessaire dans notre monde divisé et déchiré par les incompréhensions et les haines parfois ancestrales. Impossible d’éviter tous les conflits, mais le dialogue bien compris devrait permettre de trouver des outils pour en parler et, s’il n’est pas possible de tous les résoudre, de trouver au moins une manière d’identifier « des désaccords raisonnables » pour désarmer les peurs et éviter les recours à la violence.[4]
Cultiver le jardin du dia-logue, c’est croire que la parole nous est donnée pour ensemencer nos relations avec les autres et avec le Tout-Autre, mais aussi avec nous-mêmes. Dans ce sens j’apprécie cette présentation en quatrième page de couverture d’un livre consacré à la pensée de Paul Ricoeur:
Quel philosophe pourrait affirmer, sans risquer d’être aussitôt contredit : « mon travail est une sorte de grande conversation avec ceux qui pensent autrement que moi » ? Cette affirmation pourtant, sous la plume de Paul Ricoeur, ne surprend guère ; elle rejoint sa conviction, maintes fois exprimée, que l’autre est le plus court chemin entre soi et soi. Cette conviction était aussi pour lui une règle de méthode. Aussi aura-t-il été pour ses élèves et ses lecteurs bien plus qu’un maître. Qu’est-ce qu’un maître qui en nomme cent autres qui le valent et dont il s’efforce seulement d’accorder les voix discordantes ? [5]
Le perroquet ne dia-logue pas, il ne fait qu’essayer de répéter pour amuser et plaire à la galerie ! Un véritable dia-logue, comme le précise aussi les propositions de la Plateforme interreligieuse de Genève, peut être source d’enrichissement réciproque et de transformation intérieure lorsqu’on s’y engage dans un esprit d’ouverture, en étant disposé à changer de perspective dans la rencontre et à l’écoute des autres. [6]
[1] Bernard André, Se préparer à un entretien avec des parents d’élèves, Ed. Loisirs et pédagogie, Lausanne 2023. p. 45
[2] Jacques Ellul, La raison d’être, Seuil – sagesses 1987, pp. 214-217
[3] https://interreligieux.ch/wp/9-propositions-pour-vivre-ensemble-et-se-respecter-dans-la-diversite-religieuse/
[4] Voir à ce sujet: Bernard André, Les conflits c’est la vie, Oser les désaccords et avancer quand même! https://elucide.ch/publications/
[5] Paul Ricoeur, une pensée en dialogue, sous la direction de Gilbert Vincent et de Jérôme Porée, Presses universitaires de Rennes, 2010
[6] 9 propositions pour vivre ensemble et se respecter dans la diversité religieuse; www.interreligieux.ch