Il y a dans nos existences des moments lors desquels nous prenons peut-être conscience qu’il y a des seuils à ne pas dépasser sous peine de nous retrouver dans des impasses ! Il y a aussi des temps de crises (maladies, ruptures ou deuils) qui nous forcent à revoir nos priorités. Ceci est vrai pour les individus comme pour les sociétés. Mais trop souvent, comme c’est le cas pour les vœux du nouvel an, les bonnes résolutions sont vites oubliées une fois le cap de minuit passé et les habitudes du quotidien reprises. En sera-t-il autrement après la pandémie du Covid-19 ou malgré les multiples menaces que le réchauffement climatique fait peser sur nous et les générations à venir ?
Dans son dernier numéro, le journal « Réforme »[1] publie un inédit de Jacques Ellul (1912-1984) qui a une force et une pertinence incroyable pour aujourd’hui. En conclusion d’un texte dans lequel il nous invite à être attentif à ces seuils d’alerte, il écrit :
« Alors, il faut que nous en arrivions à poser volontairement des limites. Il faut procéder à la critique totale de toutes nos notions dans le monde moderne. Pour que nous cessions d’être dominés par de faux impératifs (rendement, concurrence, consommation, etc.) qui conduisent à l’inverse de ce que nous voulions.
Actuellement, la question éthique du monde est celle-là, et pas du tout les grands principes de justice, de droit, de fraternité, de légitimité, de souveraineté nationale, de lutte de classe, d’autodétermination, etc. Car c’est de cette question éthique que tout le reste dépend. Si nous traçons les limites, par acceptation de notre finitude et reconnaissance des seuils, alors les autres questions que nous venons de citer redeviennent possibles, alors que, dans l’hybris de notre déchaînement, toutes ces questions sont en même temps dévaluées et insolubles.
La recherche du Bien aujourd’hui n’est ni morale ni politique, elle est strictement dans la recherche des limites que nous nous donnerons et à l’intérieur desquelles il sera possible de vivre. Étant donné les moyens que nous avons, toute tentation de l’hybris est le Mal absolu. Prométhée ne doit en rien être le modèle des temps modernes. Prométhée n’est pas le sublime exemple de l’Homme, c’est un imbécile. Si l’humanité avait suivi sa voie, il y a longtemps qu’elle aurait disparu : ce que nous risquons ! »
Parler de seuil et de limites dans un monde qui a tout misé sur le progrès et le développement est iconoclaste. Moi-même je sais bien tout ce qui me lie à cette vision du monde, voire m’y asservit. En même temps je ne peux que constater que ce choix du « toujours plus » ne se fait qu’au détriment du plus grand nombre si je regarde la réalité de notre univers globalisé.
Dès lors ne pourrions-nous pas reconnaître les limites auxquelles nous nous heurtons, ou celles que nous acceptons de nous imposer pour éviter la catastrophe nucléaire, sociale, migratoire, climatique, non pas comme des contraintes qui portent atteinte à nos libertés ou notre bonheur, mais au contraire comme un appel à notre créativité pour inaugurer de nouvelles formes d’économie et de développement solidaires et responsables. La théologienne Christianne Méroz nous pose la question dans son livre « Des limites créatrices »[2] :
« Aurons-nous le courage et l’audace de faire des choix parfois radicaux, de s’imposer des limites et ainsi sortir de la peur du manque ? Saurons-nous éviter le piège de considérer comme irréaliste tout ce qui se présente comme difficile ou de l’ordre du renoncement ? Saurons-nous discerner que ce qui semble réaliste n’est souvent qu’une manière de préserver notre égoïsme, notre confort, tout en en gardant bonne conscience ?… Nous ne pourrons y parvenir sans choisir librement une ou des limites. Non des limites qui seraient des interdits mais, des limites créatrices, capables d’engendrer des comportements mesurés laissant à l’autre toute la place qui lui revient de droit et qui finalement met en communication avec tout ce qui existe… »
Alors, au travail, tous ensemble !
[1]www.reforme.net. Extrait inédit d’un livre qui paraîtra prochainement aux éditions Labor&Fides
[2] Christianne Méroz, Des limites créatrices, pédagogie des Dix Paroles, www.editionsouverture.ch 2019